Humaniser IA

Il était une fois une machine qui fit trembler l’humain. Non pas parce qu’elle démontra une puissance physique hors du commun ou une capacité extraordinaire de manipuler des données, mais bien parce qu’elle fit preuve d’intuition et fut capable de beauté. En 2016, plus de 20 ans après la défaite de Garry Kasparov contre Deep Blue, le Sud-Coréen Lee Sedol, champion incontesté du jeu de Go, a joué une série de matchs si dramatiques contre l’intelligence artificielle AlphaGo qu’elle remit en question les fondations de l’humanité.

Go est un jeu simple, mais étrange. Si étrange, en fait, que chaque joueur peut, à chaque jeu, choisir entre 200 mouvements possibles (les échecs en ont 35). On estime ainsi qu’il y a plus de mouvements possibles au jeu du Go qu’il y a d’atomes dans l’Univers. La puissance informatique brute ne peut donc aider à gagner un match de Go, puisque aucun ordinateur ne peut ni ne pourrait en calculer le nombre presque infini de mouvements possibles.

Comment AlphaGo a-t-elle alors été formée ? Tout d’abord, on l’a nourrie de 30 millions de mouvements joués préalablement par des êtres humains. Puis, toutes ces données ont été intégrées à un algorithme d’apprentissage profond (« Deep Learning ») à deux étapes. La première est le policy network, dont l’objectif est d’extraire de ces 30 millions de jeux de Go des stratégies, des façons de faire et des règles de base, et d’en produire des déplacements qui semblent prometteurs. Ces déplacements sont ensuite soumis à la deuxième étape, appelée value network. Le value network utilise ces suggestions et les projette dans des milliers de matchs possibles pour en extraire les assemblages de damier qui semblent les plus efficaces.

Cette étape accomplie, AlphaGo a joué de nombreux matchs contre une version légèrement différente d’elle-même. Finalement, elle a affronté le champion européen Fan Hui (afin de mieux comprendre et de mieux assimiler les stratégies humaines).

AlphaGo était alors prête à jouer…

DeepMind, la compagnie qui avait créé AlphaGo, lança ensuite un défi à Lee Sedol : qui de lui ou d’AlphaGo gagnerait au moins trois matchs dans une série de cinq rencontres ? Le défi semblait si absurde que ni Lee Sedol, ni les experts de Go, ni les programmeurs d’intelligence artificielle ne pouvaient entrevoir une victoire de l’intelligence artificielle, la plupart ne lui prédisant même pas un seul gain.

Et pourtant, Lee Sedol perdit le premier match.

La Corée du Sud, qui suivait ce match en direct– le jeu de Go étant aussi populaire et aussi important dans ce pays que le foot en Europe ou le football américain aux États-Unis –, émit un gémissement collectif. Voilà un jeu que l’on disait parfaitement imperméable à l’intelligence artificielle, un jeu si étonnamment humain – puisqu’il exige créativité, stratégies et intuition, ces caractéristiques que nous ne pouvons programmer, car leurs mécanismes nous restent obscurs – qu’aucun algorithme, aussi puissant soit-il, ne pourrait le résoudre. De plus, nous avions envoyé comme représentant un homme reconnu pour son inventivité, un homme pour qui le jeu deGo était devenu un art.

Mais une surprise encore plus étonnante attendait le monde entier le lendemain, jour du deuxième match. Au cours de ce deuxième match, AlphaGo fit le mouvement 37. Il s’agissait d’un déplacement profondément étonnant qui n’était pas dans le répertoire ou les bases de données de cette intelligence artificielle. Même ses programmeurs ne comprenaient pas comment AlphaGo avait réussi à créer ce mouvement tactique. Le mouvement 37, ont dit les experts de Go, était magnifique…

Lee Sedol était renversé. Et il perdit le match…

Comment appelle-t-on un tel geste, lorsqu’il est posé par un humain ?

L’intuition…

Les machines deviennent-elles réelles, émotives, curieuses et intelligentes ? Une chose est certaine, elles pénètrent notre monde dans toutes ses dimensions. Elles sont maintenant enchevêtrées à la civilisation et à l’écosystème, et elles participent activement à l’émergence de l’anthropocène (cette ère de changements géologiques, provoqués par l’humain). Nous entrons dans le règne de l’algoracie, celle du monde dominé, enrichi, gouverné, surveillé et guéri par les algorithmes.

Il nous faudra apprendre à vivre, à créer, à penser, à éduquer et à socialiser grâce à des machines et à leurs algorithmes. Il nous faudra créer à la fois une société humain/machine, et un nouvel humain, un humain/machine. Car seule de cette façon serons-nous capables de capturer ce monde technologique que nous n’arrivons plus à contrôler, à structurer et à abreuver de sens.

Ollivier Dyens dans La terreur et le sublime – Humaniser l’intelligence artificielle pour construire un nouveau monde

Une pièce musicale de Klaus Schulze – Colours In The Darkness