Amanda Sthers dans Lettre d’amour sans le dire

Je suis entrée dans le salon de thé le 16 octobre de l’an dernier. Je consigne tout dans un carnet, comme une sorte d’almanach qui tient dans ma poche et dessine un rythme à ma vie et au peu d’évènements qui la ponctuent.  Je me serais souvenue de ce jour sans en avoir rien écrit. Mais je l’ai fait. Sous cette date, il est indiqué le nom du lieu : « Ukiyo » et j’ai glissé la carte de visite du salon de thé pour être certaine de le retrouver. Je sais maintenant que le mot Ukiyo n’existe pas dans mon langage, qu’il veut dire profiter de l’instant, hors du déroulement de la vie, comme une bulle de joie. Il ordonne de savourer le moment, détaché de nos préoccupations à venir et du poids de notre passé.

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Le bruit de la pluie

Mes pas qui rient aussi

Réveiller le destin.

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Je suis seule, si vous saviez. Plus il y a de gens autour de moi, plus je m’enfonce dans la certitude de ne pas appartenir à ce tout. J’ai besoin de vos mains sur ma peau, de guérir sous vos paumes chaudes et qu’enfin vous enleviez ce tissu qui nous sépare pour être complètement à vous et découvrir le gout de la vie douce. Je ne veux pas garder notre rencontre comme un bel objet que l’on range dans une boîte. J’ai fait cela toute mon existence et cette fois je veux vivre.

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De cette année où nous n’avons échangé que quelques mots. Vos mains ont parlé à mon corps qui, lui, répondait, je retiendrai que nous parlons tous la même langue mais que nous avons peur de nous écouter. « Qui entend l’arbre qui tombe dans la forêt ? » Je pense que si personne ne l’entend, tout le monde le sent tomber. Peu de gens veulent se soucier des arbres qui s’effondrent loin d’eux, et on refuse d’accepter que nos cœurs entendent tout. Que notre humanité est la somme de forêts décimées, et d’arbres qui tombent en nous, de sources qui bruissent et d’oiseaux et de cris de douleur et d’abeilles qui bourdonnent.

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Quand vous posez les mains sur moi, j’ai la sensation que vous me comprenez. Cet habit de peau et d’os cesse d’être un poids et devient un moyen de vous dire mes douleurs, mon passé, mes désirs. La sensualité qui émanait de moi jadis se délie, se délivre sous vos doigts. Certaines choses se passent de mots. Ce que je ressens c’est une langue qui flotte, que nous pouvons comprendre sans même nous regarder, car il y a dans la salle une atmosphère qui naît de nous et nous dépasse tout à la fois.

Amanda Queffélec-Maruani dite Amanda Sthers (1978) est une écrivaine et scénariste française.

Amanda Sthers dans Lettre d’amour sans le dire

Une pièce musicale de Alex Nevsky – La saison des amours